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24 avril, 2024
Il y a un éléphant dans la forêt québécoise! Une espèce furtive qui échappe à tous les registres…

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Nicolas Mainville
Directeur conservation et climat à la SNAP Québec

Il est là, massif et omniprésent, mais nos gouvernements et l’industrie forestière semblent préférer l’ignorer. C’est l’éléphant dans la pièce…  

Le saviez-vous? L’éléphant furtif du Québec (de la famille des Carbonidées) se concentre surtout dans les vieilles forêts, les zones sans empreinte industrielle et les vastes milieux humides où il s’accumule en grandes quantités. Fragile et particulièrement ancré au sol, ce carbonidée ne tolère pas bien les activités industrielles. Pourtant, malgré son rôle essentiel face au climat mondial, il n’est tout simplement pas déclaré dans les registres officiels.  

Des calculs erronés qui donnent l’immunité climatique à l’industrie forestière

Eh oui, vous l’aurez peut-être deviné, l’éléphant dans la pièce c’est bien le carbone de nos forêts, et surtout celui émit par les coupes forestières. À l’heure actuelle, l’industrie forestière peut couper des millions d’arbres dans nos forêts publiques, mais les émissions de gaz à effet de serre (GES) qui sont associées à ces coupes ne sont tout simplement pas déclarées dans les bilans de GES du Québec ni du Canada. Malgré une empreinte climatique imposante, le secteur forestier jouit actuellement d’une immunité grâce à des prémisses dans les calculs d’émissions qui malheureusement ne sont pas représentatives du carbone qui se retrouve réellement libéré dans l’atmosphère. 

Selon les études les plus récentes1, l’exploitation forestière au Canada libère chaque année en moyenne plus de 90 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, soit des émissions similaires au secteur agricole dans tout le pays! Pourtant, année après année, le bilan rapporté dans l’inventaire national des émissions de GES pour le secteur forestier2  présente plutôt des niveaux d’émissions de GES négatifs3, occultant des dizaines de millions de tonnes de carbone libérées dans l’atmosphère par l’industrie forestière.   

L’exploitation forestière au Canada libère chaque année en moyenne plus de 90 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, or ces émissions passent sous le radar dans les registres officiels.

Dans le cadre des inventaires et des déclarations annuelles de GES aux Nations Unies, les pays se doivent de différencier leurs forêts naturelles de celles dites “anthropiques” (affectées par l’activité humaine). Au Canada, il a été décidé d’exclure les flux de carbone provenant des forêts naturelles compte tenue des grandes fluctuations d’émissions liées aux perturbations naturelles (feux, insectes, etc.). Par contre, pour la forêt dite “anthropique”, le Canada a décidé de considérer l’ensemble de la forêt commerciale (plus de 226 millions d’hectares), plutôt que d’évaluer seulement les zones où il y a eu intervention humaine à chaque année4. Le pays inclut donc dans ses calculs annuels d’immenses pans de forêts matures et disponibles pour la récolte mais qui n’ont toujours pas été touchées par l’industrie. Puisque ces forêts captent activement du carbone, l’empreinte réelle de l’industrie sur le climat se retrouve masquée par la séquestration naturelle des forêts. Cette approche cause une distorsion malhonnête dans les calculs qui laisse l’industrie forestière accélérer la crise climatique en toute impunité5.  

Mais que se passe-t-il réellement lorsqu’on coupe la forêt? 

Les arbres sont pourtant parmi nos meilleures “machines” à capter du carbone de l’atmosphère. Le carbone forestier est partout dans la végétation (des racines jusqu’aux feuilles), mais s’accumule à plus de 70% dans les sols et la couche de matière organique qui la recouvre. Plus nos forêts sont vieilles, plus elles stockent le carbone6.  

Entrer en forêt avec de la machinerie lourde, y construire des chemins, retirer les troncs et les branches, piétiner et retourner les sols, etc. – Toutes ces activités relâchent de grandes quantités de carbone vers l’atmosphère, soit directement en forêt ou via la combustion pour usage énergétique ou la décomposition des produits forestiers dans les dépotoirs. Seulement dans la forêt boréale québécoise, plus de 8,2 millions d’hectares de vieilles forêts ont été coupés dans les 50 dernières années7, une superficie équivalente à plus de 160 fois l’île de Montréal. La raréfaction des vieilles forêts provoquée par l’avancée rapide des coupes forestières, couplée à l’augmentation de la fréquence des feux de forêt, perturbe le cycle du carbone en agissant principalement sur la capacité des forêts à capturer le carbone.  

Plus de 8,2 millions d’hectares de vieilles forêts ont été coupés dans les 50 dernières années au Québec, une superficie équivalente à plus de 160 fois l’île de Montréal.

Ainsi, notre forêt est de plus en plus jeune et contient de moins en moins de carbone. Selon les inventaires du gouvernement fédéral, la capacité des forêts canadiennes à agir comme un puits de carbone décroît depuis 1990, avec en moyenne 30 Mt eq CO2 de séquestré en moins chaque année à cause de l’exploitation forestière et le rajeunissement de nos forêts8. Des décennies seront nécessaires pour recapter le carbone perdu, une sorte de “dette carbone” qui ne fait qu’accélérer les changements climatiques. Pourtant, nous n’avons aucune marge de manœuvre pour s’endetter davantage avec des émissions de GES qui devraient au contraire être réduites. 

Alors que nous sommes dans une course contre la montre pour réduire nos émissions de GES et éviter de dépasser le seuil de réchauffement catastrophique, raser les forêts sans même comptabiliser adéquatement l’impact des coupes forestières sur le climat semble une bonne manière de scier la branche sur laquelle nous sommes tous assis. 

La pertinence limitée des produits forestiers pour “sauver le climat” 

Comme vous allez le voir dans les publicités de l’industrie et le discours de certains ministres, couper des arbres est maintenant une joyeuse façon de lutter contre les changements climatiques. L’argument est simple: il y a du carbone dans le bois, alors coupons du bois pour stocker du carbone dans des produits forestiers. Or si certains produits forestiers de longue durée offrent effectivement un avantage face à d’autres matériaux plus dommageables pour le climat (béton, acier), il reste que la majorité des produits forestiers stockent le carbone seulement sur une courte durée pour ensuite le libérer et contribuer aux changements climatiques9.   

Au Canada, plus de la moitié des produits forestiers (54%) sont des produits à courte durée de vie, comme les produits issus des pâtes et papiers (ex. papier hygiénique, tasses de carton, etc.) ou le bois de chauffage10. Selon les temps de demi-vie établis par le GIEC, après 4 ans, 75% du carbone contenu dans ces produits est réémis dans l’atmosphère (100% dans le cas du bois de chauffage), souvent sous forme de méthane dans les dépotoirs, un gaz à effet de serre 25 fois plus puissant que le CO211.  

Si nous voulons réellement utiliser le bois pour le bienfait du climat, calculons honnêtement l’empreinte de l’ensemble de son cycle de vie, de la récolte à l’enfouissement dans les dépotoirs, et prenons des décisions éclairées par la science. Il y a un éléphant dans notre forêt, et il est grand temps que nos gouvernements s’en préoccupent. 


1 Bysouth et al. (2024) High emissions or carbon neutral? Inclusion of “anthropogenic” forest sinks leads to underreporting of forestry emissions. Front. For. Glob. Change, Volume 6| https://doi.org/10.3389/ffgc.2023.1297301 

2 Utilisation des terres/foresterie/forêts qui restent des forêts selon le jargon onusien 

3 ECCC. 2023. National inventory report : greenhouse gas sources and sinks in Canada. https://publications.gc.ca/site/eng/9.506002/publication.html  

4 Bysouth et al. (2024) High emissions or carbon neutral? Inclusion of “anthropogenic” forest sinks leads to underreporting of forestry emissions. Front. For. Glob. Change, Volume 6| https://doi.org/10.3389/ffgc.2023.1297301 

5 Shingler, B. 2024. Why scientists say Canada’s logging industry produces far more emissions than tallied. CBC News. Jan 16th 2024.  https://www.cbc.ca/news/climate/canada-logging-emissions-1.7081906

6 Watson, J. E. M., T. Evans, O. Venter, B. Williams, A. Tulloch, C. Stewart, I. Thompson, J. C. Ray, K. Murray, A. Salazar, C. McAlpine, P. Potapov, J. Walston, J. G. Robinson, M. Painter, D. Wilkie, C. Filardi, W. F. Laurance, R. A. Houghton, S. Maxwell, H. Grantham, C. Samper, S. Wang, L. Laestadius, R. K. Runting, G. A. Silva-Chávez, J. Ervin, and D. Lindenmayer. 2018. The exceptional value of intact forest ecosystems. Nature Ecology & Evolution 2018 2:4 2:599–610. 

7 Mackey, B.; Campbell, C.; Norman, P.; Hugh, S.; DellaSala, D.A.; Malcolm, J.R.; Desrochers, M.; Drapeau, P. Assessing the Cumulative Impacts of Forest Management on Forest Age Structure Development and Woodland Caribou Habitat in Boreal Landscapes: A Case Study from Two Canadian Provinces. Land 2024, 13, 6. https://doi.org/10.3390/land13010006

8 Environnement et Changement climatique Canada – Rapport d’inventaire national du Canada 1990–2016, tiré de Société pour la Nature et les Parcs du Canada. 2019. DES « SOLUTIONS NATURE » POUR LE CLIMAT : Six étapes pour lutter contre les changements climatiques et la perte de la biodiversité au Canada. https://cpaws.org/wp-content/uploads/2018/02/CPAWS_FindingCommonGrd_report_FR_v4.pdf  

9 Moreau, L., Thiffault, E., Kurz, W. A., & Beauregard, R. (2023). Under what circumstances can the forest sector contribute to 2050 climate change mitigation targets? A study from forest ecosystems to landfill methane emissions for the province of Quebec, Canada. GCB Bioenergy, 15, 1119–1139. https://doi.org/10.1111/gcbb.13081  

10 Chen, J., Colombo, S.J. & Ter-Mikaelian, M.T. 2013. Carbon stocks and flows from harvest to disposal in harvested wood products from Ontario and Canada. Climate change research report CCRR-33, Science and Information Resources Division, Ontario Ministry of Natural Resources. 

11 IPCC 2014. 2013 Revised supplementary methods and good practice guidance arising from the Kyoto Protocol, Hiraishi, T., Krug, T., Tanabe, K., Srivastava, N., Baasansuren, J., Fukuda, M. & Troxler, T.G. (eds.) IPCC, Switzerland.