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5 mars, 2024
Des solutions naturelles dans nos jardins? Il faut faire avancer l’idée du beau!

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Diego Creimer
Directeur finance et biodiversité à la SNAP Québec

Est-il possible de regarder les solutions nature pour le climat d’un point de vue esthétique? Est-ce qu’on pourrait dire qu’elles sont « belles » et ont le potentiel de rendre nos paysages urbains plus beaux, joignant ainsi l’utile à l’agréable?

Et si un nombre considérable de citoyen-ne-s, voire la majorité, les trouve encore un peu mochardes… est-ce qu’on pourrait faire bouger la ligne du « beau » pour qu’elles trouvent grâce à nos yeux?

Fin février, je me suis trouvé à réfléchir à cette question avec les 250 spécialistes qui ont assisté au Forum sur la biodiversité 2024 de Québec Vert. Pour préparer mon intervention, je me suis penché sur des thèses de maîtrise et textes savants qui explorent l’histoire de nos jardins dans les trois derniers millénaires.

La SNAP Québec à l’ouverture du Forum sur la biodiversité 2024 organisé par Québec Vert à Drummondville le 21 février 2024 (Crédit : Marilyne Désy / Québec Vert)

À leur lecture, on comprend rapidement que la fonction et l’esthétique des jardins à travers l’histoire de l’Occident ont été fortement dépendantes et corrélées avec les croyances religieuses et les systèmes de valeurs de chaque époque. Si nous remontons aux temps prébibliques, on trouvera la description de jardins imaginaires en Mésopotamie dans l’Épopée de Gilgamesh, au XVIIe siècle av. J.-C. C’est un jardin utopique et magique! Les pommes sont en or, les feuilles sont en pierres précieuses. Cela n’a rien de hasardeux quand on regarde l’ensemble sur une longue ligne de temps : les plus beaux jardins ont été toujours ceux de l’imaginaire; des jardins idéalisés où l’humain communique avec son dieu. Ce sont des lieux de rencontre entre l’humain et le divin. Et desquels l’humain a été expulsé.

On pourrait dire que cet éloignement de la nature remonte aussi loin que l’histoire de la civilisation occidentale. Cette séparation douloureuse a duré des millénaires. Mais on n’est point obligés de la perpétuer.

Il y a eu des reformulations de la fonction des jardins dans l’Égypte des pharaons. Ils ont d’abord conçu des potagers en ville, des jardins maraîchers, qu’ils ont ensuite éloignés des centres urbains et jumelés à des habitations de campagne parfois dédiées à la villégiature. On pourrait peut-être dire que la civilisation égyptienne a été précurseure du concept de « chalet de week-end »!

Dans la Grèce antique et l’Empire romain, on trouva deux types de jardins : celui de campagne, avec une fonction nettement nourricière, travaillé surtout par les classes moins favorisées, et celui plus urbain, qui comprend les jardins clos à l’intérieur des maisons de ville romaines, où les classes aisées créaient des espaces de fraîcheur fortement régis par l’architecture de l’ensemble de la demeure, avec certaines fonctions religieuses aussi, et somme toute assez pauvres en diversité végétale.

Côté paysagisme, le Moyen Âge ne connut pas non plus une grande diversité végétale, quoique les jardins des abbayes visèrent une certaine spécialisation : jardin de plantes médicinales, jardin du cloître, jardin potager, et même, pour les laïcs, des jardins d’amours. C’est probablement dans ces dernières que la nature put s’exprimer le plus, en ce que la végétation servait à créer des espaces d’intimité!

La Renaissance perpétua, voire accentua le rôle central de l’humain tout puissant au milieu du monde naturel. Ainsi firent ressuscitées les topiaires géométriques en délirantes labyrinthes qui recréaient les mythes anciens, comme celui du Minotaure.

Mais le paroxysme de l’éloignement de la nature fut atteint au XVIIe siècle, probablement aux jardins de Versailles, où l’on exhibe une symétrie assommante doublée d’une pauvreté bien planifiée de la diversité végétale. Malheureusement, cette vision de l’homme-dieu tout-puissant (incarné par le Roi) régissant la nature se répandra sur le continent européen et traversera l’océan Atlantique. Aujourd’hui, ses méfaits sont encore visibles dans plusieurs grandes capitales, de Moscou à Madrid et de Washington à Buenos Aires.

Il fallait atteindre le XIXe siècle outre-Manche pour finalement voir des efforts concrets de réconciliation avec la nature dans les nouvelles approches paysagistes britanniques, notamment de la main de Gertrude Jekyll, une pionnière des jardins anglais dont l’influence se fait encore sentir aujourd’hui. Dans ces jardins, on ne cherche plus à fuir la nature ni à la maîtriser complètement; on fait une place d’honneur à sa diversité, pour des motifs d’abord strictement esthétiques : l’imitation de la peinture naturaliste qui jouissait déjà d’un grand prestige. La peinture avait imité la nature pour que la nature pût à son tour imiter la peinture. Ce chemin détourné ne faisait qu’exprimer un consensus esthétique.

Jardins du Château de Lindisfarne, créés par Gertrude Jekyll

Mais le jardin anglais élargit aussi la diversité végétale et l’ensemble de la complexité qui vient avec elle. Elle redonna à la nature ses cartes de noblesse. Le jardin anglais est l’ancêtre des jardins naturalistes du XXIe siècle.

Nous nous débattons encore aujourd’hui entre deux héritages esthétiques aux antipodes: les jardins rationalistes français et les jardins de grande diversité, héritiers des jardins anglais. Quand nous voulons implanter des solutions naturelles dans nos parcs et jardins, comme la tonte différenciée du gazon pour créer des havres de diversité végétale et florale qui abritent davantage de pollinisateurs, aident à combattre les îlots de chaleur et absorbent davantage d’eau lors de grandes pluies, les microforêts qui créent des zones de diversité et de fraîcheur, ou les efforts d’augmentation et diversification des arbres urbains, des visions esthétiques s’affrontent encore. Un nombre important de gens continue de privilégier les grandes surfaces gazonnées, parfois bourrées d’herbicides, et tient en horreur l’obligation de planter davantage d’arbres sur leur terrain. Malgré ces réticences, nos jardins évoluent.

Défendre l’idée que les solutions naturelles sont « belles » est probablement le service le plus utile qu’on puisse rendre à la nature depuis nos parcs et jardins en ces temps d’effondrement de la biodiversité.

L’idée du beau n’a jamais été fixe. Elle exprime uniquement un certain consensus social à un moment donné de notre histoire. Ce caractère mobile renferme une possibilité. Notre proposition? Faisons de la plus grande diversité de la nature le nouveau « beau » de nos parcs et jardins du XXIe siècle. Disons haut et fort que les solutions nature sont naturellement belles!