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22 octobre, 2024
De quoi sommes-nous riches face à l’appauvrissement de la nature?

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Alice de Swarte
Conseillère stratégique,
SNAP Québec

Comment envisager la prospérité dans un monde où les besoins minimaux de plusieurs milliards d’humains ne sont pas satisfaits et où 6 des 9 limites écologiques planétaires sont dépassées?  

Les limites du PIB comme indicateur de richesse sont bien connues. Dès 1934, le créateur de l’indicateur du PIB alertait en ces termes : « Le bien-être d’une nation peut difficilement être déduit d’une mesure de revenu national. (…) Il faut garder à l’esprit les distinctions entre la quantité et la qualité de la croissance, entre les coûts et les bénéfices, et entre le court et le long terme. » 

L’idée d’aller « au-delà du PIB » n’est pas nouvelle et de nombreux indicateurs alternatifs ont déjà été proposés, comme l’Indice de développement humain (IDH) ou l’Indicateur de progrès véritable (IPV). Dans cette mouvance, le Québec s’est même doté de 15 indicateurs visant à « pondérer » le PIB

La difficulté de ces indicateurs « alternatifs », c’est qu’ils continuent d’entretenir l’illusion d’une croissance linéaire et infinie dans un monde aux ressources pourtant finies.  En outre, ces indicateurs demeurent parfaitement anthropocentrés, alors que la crise de la biodiversité nous oblige à repenser notre rapport aux autres espèces avec qui nous partageons nos milieux de vie. Dernier problème – et non des moindres lorsque l’on sait que les 1 % les plus riches (77 millions de personnes) de la planète polluent autant que les deux tiers les plus pauvres de l’humanité (5 milliards de personnes) – la question fondamentale du partage de la richesse est laissée de côté. 

« La nécessité d’un nouveau modèle économique n’a jamais été aussi claire » déclarait la première ministre de l’Écosse, Nicola Sturgeon au moment de rejoindre la Wellbeing Economy Governments partnership (WEGo), une coalition d’États promouvant une économie du bien-être. 

Mais, pourra-t-on véritablement changer de modèle économique sans redéfinir notre vision de la richesse?  Dans le contexte de l’effondrement de la biodiversité et de l’urgence climatique, nos politiques publiques doivent-elles viser le bonheur ou tout simplement la survie? Quels indicateurs peuvent guider nos actions vers une économie stabilisée? Et comment prendre en compte le bien-être des autres espèces? Tour de piste d’inspirantes alternatives au PIB afin d’alimenter notre réflexion sur le sujet.  

Le Bonheur national brut (BNB) du Bhoutan : des seuils de suffisance pour être heureux

 Au Bhoutan, le BNB se nomme « bonheur tous ensemble ». D’abord une vision de la société ancrée dans la culture du pays, l’idée de « bonheur pour tous » a été transformée en outil de planification de l’action du gouvernement. Aujourd’hui, le Bonheur National Brut (BNB) oriente l’ensemble des politiques du Bhoutan.  

S’articulant autour de la question « Qu’est-ce qui est suffisant pour être heureux ? », le BNB établit des seuils de suffisance dans 9 domaines : niveau de vie, santé, éducation, utilisation du temps, résilience écologique, bien-être psychologique, vitalité communautaire et résilience culturelle. Dès lors qu’elle atteint le seuil de suffisance dans 6 des 9 domaines du BNB, une personne est considérée comme heureuse.  

Aucun projet ni aucune loi ne peut être adopté sans l’approbation de la Commission du Bonheur National Brut, qui évalue les propositions sur la base des critères du BNB. C’est ainsi que le Bhoutan a refusé de se joindre à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et que certains projets de mines ou de routes sont refusés quand ils risquent d’impacter les espèces menacées. La Constitution prévoit par ailleurs que les forêts soient maintenues sur au moins 60 % du territoire du pays.  

Résultat: Le pays capte plus de dioxyde de carbone (6 millions de tonnes) qu’il n’en émet (1,5 millions de tonnes) et les aires protégées couvrent 40 % de la superficie du pays. En 2022, environ la moitié des Bhoutanais étaient évalués comme très ou largement heureux, 45 % à peu près heureux, et seulement 6.4 % malheureux.

Inspirant à bien des égards, on ne saurait passer sous silence le fait que le BNB a été imposé par une monarchie forte, et s’est longtemps accompagné d’un culte de la personnalité du souverain du Bhoutan.  Confronté à la grogne de la population, et notamment des jeunes chez qui le chômage atteint désormais 30 %, le gouvernement bhoutanais est aujourd’hui obligé de repenser le BNB, tout en restant déterminé à fuir les sirènes du productivisme et à conserver l’écologie au cœur de son action politique. 

Le buen vivir: viser l’équilibre

Le buen vivir ou bien-vivre promeut le vivre ensemble dans la diversité et en harmonie avec la nature.  

« Plus que de chercher le bonheur, le buen vivir vise l’équilibre. (…) Dès lors, ce qui rend une société vigoureuse, ce n’est pas sa croissance, mais sa contribution à l’équilibre. » 

Inscrit comme principe fondamental dans la Constitution de l’Équateur, le buen vivir s’est décliné à partir de 2009 dans des Plans nationaux pour le bien vivre, puis dans la création d’un ministère du Bien Vivre en 2013. C’est finalement l’économie populaire et solidaire (EPS) qui est devenue le principal outil d’application du buen vivir.  

La loi équatorienne définit l’EPS comme « toute forme d’organisation économique dont les membres organisent et développent, de manière individuelle ou collective, des processus de production, d’échange, de commercialisation, de financement et de consommation de biens et de services, pour satisfaire des besoins et pour générer des revenus, respectant les relations de solidarité, de coopération et de réciprocité » (art. 1). Elle précise que toute initiative d’EPS devra être orientée vers le bien-vivre privilégiant le travail et l’être humain plutôt que l’accumulation de capital.  

Le buen vivir a notamment amené le gouvernement équatorien à remettre en question sa participation à certains accords de libre-échange. En 2013, une commission d’enquête a été mise sur pied afin d’analyser les coûts et les avantages des traités, notamment concernant les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) qui permettent à des compagnies privées de poursuivre des États pour défendre leurs intérêts commerciaux. En 2017, suivant les conseils de la commission, le gouvernement équatorien a mis fin à tous les traités de commerce et d’investissement existants qui incluaient la clause RDIE.

Le buen vivir était aussi au fondement de l’Initiative Yasuní-ITT lancée en 2007, un projet qui consistait à laisser sous terre 20 % des réserves de pétrole du pays (838 millions de barils de pétrole), situées dans une région de méga biodiversité, le parc national Yasuní, au nord-est de l’Amazonie. Cependant, l’incapacité à mobiliser des fonds internationaux permettant de compenser les pertes liées à la non-exploitation du pétrole a mené à l’échec de l’initiative, montrant autant les limites des actions nationales dans le contexte d’une économie globalisée, que celles des mécanismes de financiarisation de la conservation. 

De plus, des voix s’élèvent en Amérique Latine contre cette institutionnalisation du bien-vivre. Le diplomate bolivien Pablo Solon nous alerte ainsi: « Réduire le buen vivir à des indicateurs ou à un livre de recettes de bonnes pratiques serait une erreur. (…) La constitutionnalisation du « vivre bien » et du « bien vivre » a entretenu un mirage, donnant à croire que grâce à un plan national de « développement » émis par l’État, on avancerait vers le « vivre bien », alors que le secret de cette vision réside dans le renforcement de la communauté, dans l’expression de sa capacité à agir en complémentarité avec d’autres communautés et dans l’autogestion de son territoire. » 

Le beignet, nouvelle boussole pour une économie véritablement prospère

Connaissez-vous la théorie du donut (doughnut economy)? Développée par Kate Raworth de l’université d’Oxford, la théorie du donut propose de remplacer le PIB par un modèle qui permette de satisfaire les besoins humains, tout en respectant les capacités planétaires.     

Diagramme de la théorie du donut. Crédit: Oxfam France

La limite intérieure du beignet représente le plancher social, soit les seuils minimaux pour le bien-être humain, tels que définis dans les objectifs de développement durable des Nations Unies. Elle comprend des éléments tels que l’accès à la nourriture, à l’eau, aux soins de santé, à l’éducation, au logement et à l’équité sociale. Personne ne devrait tomber en dessous de ce plancher, dans le trou du beignet.    

La limite extérieure du beignet représente le plafond écologique. Il reprend les neuf limites planétaires établies par les scientifiques du système terrestre, afin d’identifier les systèmes vitaux de la Terre. Ces limites comprennent l’utilisation des sols, l’utilisation de l’eau douce, la qualité de l’air, l’état de la biodiversité. Au-dessus de ces limites, l’humanité ne peut prospérer.   

Le modèle du beignet nous invite donc à prendre une double trajectoire pour revenir dans le beignet, « un espace juste et sécuritaire pour l’humanité. »

Bien que pensé comme un modèle pour l’économie globale, la théorie du donut intéresse particulièrement l’échelon municipal. Comme près de 70 autres villes dans le monde, la ville d’Amsterdam a adopté le modèle du beignet, afin de devenir une ville véritablement prospère.  

La mise en œuvre du modèle y passe par l’application de 4 prismes qui visent à articuler d’une part le niveau local et le niveau global, et d’autre part les seuils sociaux et les limites écologiques.  

  • Local / Social: Comment les habitants d’Amsterdam peuvent s’épanouir? 
  • Local / Écologique: Comment Amsterdam peut s’épanouir en respectant son habitat naturel? 
  • Global / Social: Comment Amsterdam peut respecter le bien-être des humains partout sur la planète? 
  • Global / Écologique: Comment Amsterdam peut respecter la santé de la planète? 

L’application de la théorie du donut à Amsterdam a permis à la ville d’identifier plusieurs cibles comme celles de réduire de moitié l’utilisation de nouvelles matières premières d’ici 2030, et de devenir entièrement circulaire d’ici 2050. 

Un autre élément intéressant de la démarche d’Amsterdam est qu’elle intègre le biomimétisme, une ingénierie qui s’inspire des formes et des processus de la nature pour proposer des solutions. Ainsi, face à une problématique donnée, le portrait de la ville interroge: Comment la nature agit-elle à l’état naturel et comment la ville peut-elle travailler avec la nature pour atteindre son objectif? Par exemple, pour l’objectif lié à la biodiversité, partant du constat que le couvert forestier abrite les nids et les tanières et soutient la croissance des plantes, Amsterdam propose de multiplier les toits verts, recréant un plafond de verdure dans la ville.  

Des changements profonds dans notre système économique et notre système de valeurs sont nécessaires pour lutter efficacement contre l’effondrement de la biodiversité.

À quelques jours de la COP16 sur la biodiversité, la SNAP Québec souhaite nourrir le dialogue initié lors de la précédente COP avec l’Appel de Montréal et explore des pistes de solution pour opérer ces changements transformateurs.

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