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En Malaisie, il existe un garde forestier qui ne dort jamais. Jour et nuit, il écoute, enregistre et transmet des informations concernant les coupes illégales qui menacent la forêt et la survie d’espèces comme l’écureuil pygmée ou l’orang-outan de Bornéo.
Ce gardien a une particularité qui lui permet d’opérer 24h/24 : il s’agit d’une boîte noire alimentée par des petits panneaux solaires et équipée d’un microphone et d’une antenne. Développé par Huawei en partenariat avec des organisations malaisiennes, ce « Nature Guardian » utilise l’intelligence artificielle et le nuage informatique afin de soutenir les efforts de conservation dans la région.
Après les compteurs intelligents, les voitures électriques et les avions verts, la technologie n’en finit plus de se mettre « au service » de l’environnement. Or ces solutions sont d’énormes consommatrices d’énergie mais aussi de matières premières, notamment de minéraux dits critiques et stratégiques comme le lithium ou le silicium.
Ainsi, la Banque mondiale évalue à 500 % l’augmentation de la production de minéraux d’ici 2050, afin de répondre à l’augmentation de la demande des technologies dites propres. Pourtant, selon l’Agence internationale de l’énergie, la disponibilité des minéraux critiques sera insuffisante pour répondre aux besoins de la transition énergétique.
Alors, la technologie est-elle la solution pour sauver la biodiversité et recalibrer le climat? Toutes les innovations sont-elles bonnes à prendre? Face au techno-solutionnisme, faut-il devenir technophobe?
L’innovation technologique engendre la perte de biodiversité
Si certaines nouvelles technologies peuvent contribuer à améliorer le bien-être humain, on ne devrait jamais perdre de vue qu’elles provoquent une augmentation de la consommation de matériaux et donc de la pression sur les écosystèmes, et génèrent d’immenses quantités de déchets électroniques.
Ainsi au Québec, province qui a l’ambition de devenir « un chef de file des minéraux critiques et stratégiques », les résidus miniers constituent déjà la plus forte empreinte matérielle résiduelle avec 71.3 Mt/an, soit plus du quart de l’empreinte matérielle totale de la province, loin devant les émissions atmosphériques et 12 fois plus que les matières résiduelles rejetées dans les sites d’enfouissement.
C’est ce qui fait que l’IPBES considère l’innovation technologique comme une cause sous-jacente de la perte de la biodiversité. Et c’est pourquoi les changements transformateurs que les scientifiques nous appellent à opérer doivent aussi cibler la sphère technologique.
Comment entreprendre ce virage?
Les solutions sont – d’abord – dans la nature
Et si nous faisions appel à une technologie efficace, rentable et vieille de plusieurs milliards d’années: la nature elle-même?
En plus de nous fournir les ressources essentielles à notre survie, les milieux naturels en santé captent le carbone, assainissent l’eau, fertilisent les sols… Bref, les écosystèmes nous offrent des « services » qui sont autant de solutions naturelles aux défis environnementaux de notre temps.
Combiné à une réduction drastique de la production et consommation d’énergies fossiles, les écosystèmes pourraient fournir 37 % des efforts climatiques mondiaux d’ici 2030.
Mais attention, les solutions naturelles pour le climat ne doivent pas se résumer à planter des arbres ou recréer artificiellement des milieux humides qu’on pourra ensuite comptabiliser dans des bilans « net zéro ». Il doit plutôt s’agir de travailler avec les communautés locales pour préserver ou mieux gérer les écosystèmes riches en carbone.
Alors, plutôt que de construire des méga usines de captation du CO2, si on commençait par protéger les milieux naturels qui captent et stockent le carbone, gratuitement?
Nouer de nouvelles alliances avec le vivant
Aux États-Unis, le Département de la faune a récemment publié un guide sur la restauration des milieux hydriques : « Travailler avec le castor pour restaurer les courants, les milieux humides et les plaines alluviales ».
En construisant des barrages qui ralentissent l’écoulement de l’eau et retiennent les sédiments, le castor favorise en effet un meilleur niveau des nappes phréatiques, la réduction du risque d’inondations, une meilleure qualité de l’eau et une plus grande diversité de plantes, d’oiseaux, de poissons, d’amphibiens, de reptiles et de mammifères.
Que ce soit en favorisant la réimplantation de populations de castor dans certaines vallées fluviales, ou en répliquant les techniques employées par les castors, les projets de « beaver restoration » se comptent désormais par dizaines chez nos voisins du sud.
S’inspirant de ce type d’initiative, le philosophe Baptiste Morizot nous invite à développer de nouvelles alliances avec les autres espèces: « Le vivant n’est pas une petite chose fragile mais un allié. Les végétaux, les pollinisateurs, la faune des sols, les vers de terre rendent la terre habitable (…) Il devient urgent (…) d’explorer désormais un autre style de relation dans lequel on peut passer des alliances avec eux, en reconnaissant l’importance de leur action et en la valorisant. »
Savoirs et pratiques traditionnelles: des technologies millénaires
Possiblement déroutante pour les héritiers de la pensée moderne occidentale, cette notion d’alliance avec le vivant est pourtant au cœur des pratiques millénaires de communautés à travers le monde.
Heureusement, l’importance des savoirs, des innovations, des pratiques, des institutions et des valeurs des peuples autochtones et des communautés locales est de plus en plus reconnue et fait d’ailleurs l’objet d’une cible (21) du nouveau cadre Kunming-Montréal de la biodiversité.
Or, si certaines technologies traditionnelles peuvent efficacement contribuer à endiguer la perte de biodiversité, leur sauvegarde et leur transmission demeurent un enjeu de taille.
Et tout comme le code informatique est au cœur du lien entre l’homme et la machine, la langue demeure notre invention la plus puissante pour assurer la transmission de ces savoirs.
Sauvegarder les langues pour protéger la Terre
Saviez-vous qu’il existe une forte corrélation entre la diversité biologique et la diversité linguistique, c’est-à-dire que là où les langues traditionnelles sont le plus utilisées, la biodiversité est plus élevée.
Pourquoi? Parce que souvent, dans les territoires où les langues locales sont vivantes, les pratiques liées à la terre le sont aussi. À l’inverse, la perte des langues est souvent « corrélée avec l’abandon ou la transformation des systèmes de production locaux, ce qui a des implications sur le couvert des terres, l’autosuffisance alimentaire et la perte de l’agrobiodiversité. »
Les langues autochtones sont non seulement le vecteur d’une diversité de visions du monde mais aussi de savoir-faire et de pratiques, d’innovations et de modes de gouvernance. C’est pourquoi leur sauvegarde apparait comme une solution à part entière pour lutter contre l’effondrement de la biodiversité.
Au Nunavut, le réseau social autochtone SIKU organise chaque année le Ice Watch challenge. Les participants doivent téléverser des photos et vidéos de leurs observations de glace, incluant les conditions dangereuses, tout en partageant la terminologie propre aux différents dialectes inuktitut. Le but de l’initiative est double: surveiller l’évolution de la banquise et soutenir la vitalité linguistique.
« Préservez, revitalisez et promouvez les langues autochtones, ou perdez l’immense richesse des savoirs traditionnels », préconise Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU.
Quitte à utiliser la technologie? Oui, car l’idée n’est pas de devenir technophobe, mais plutôt de remettre la technologie à notre service.
Les low-tech, pour une technologie utile, accessible et durable
Née en réaction au concept de la high-tech et du solutionnisme technologique qui en découle, l’approche low-tech n’est pas un refus de la technologie mais plutôt une invitation à une utilisation réfléchie de celle-ci.
Selon le Low-tech Lab, le terme low-tech qualifie « des objets, des systèmes, des techniques, des services, des savoir-faire, des pratiques, des modes de vie et même des courants de pensée, qui intègrent la technologie selon trois grands principes : Utile. Accessible. Durable. »
On vise donc des solutions qui 1) répondent à un besoin 2) peuvent être employées par le plus grand nombre 3) minimisent la consommation d’énergie et de matériaux.
Les exemples de low-tech vont du four solaire, au stockage d’énergie par air comprimé en passant par la serre passive. Mais au-delà du « faire soi-même », la démarche low-tech est aussi une façon d’aborder et de résoudre des problèmes.
Concernant par exemple la question du chauffage, et partant du constat que les vêtements empêchent la chaleur corporelle de s’évaporer, la low-tech propose d’isoler les corps avant d’isoler les maisons. Le port de sous-vêtements en coton permettrait d’abaisser la température intérieure de 2.5 degrés et d’économiser plus de 20 % sur les factures de chauffage tandis que des sous-vêtements en laine permettrait une réduction allant jusqu’à 6 degrés.
Et l’introduction de basses technologies a des effets en cascade. Ainsi, en attendant de voir si la livraison par drone va se généraliser, l’essor de la livraison par vélo-cargo (électrique ou non) provoque d’importants changements dans les chaînes logistiques urbaines. À Montréal, différentes expérimentations ont mené à la réimplantation d’entrepôts urbains (mini-hub) ainsi qu’à des efforts accrus du déneigement des pistes cyclables en hiver.
En vérité, la démarche low-tech permet de repenser l’ensemble de notre processus productif : que produit-on, pourquoi le produit-on, comment le produit-on?
Des territoires productifs mais pas productivistes
« Face à ces questions, la démarche low-tech dessine trois réponses complémentaires: produire moins tout en produisant mieux, reterritorialiser notre économie tout en prenant en compte les bénéfices liées aux économies d’échelle, mutualiser dans le cadre de nouvelles coopérations territoriales » proposent les experts du Laboratoire d’économie sociale et solidaire.
La structuration des échanges de proximité, la redynamisation de l’artisanat, le développement d’écologies industrielles territoriales fondées sur la mutualisation (d’espaces ou d’outils de travail par exemple) plutôt que sur le principe de concurrence apparaissent comme des axes d’intervention à prioriser pour l’avènement de territoires low tech.
Dénonçant l’aliénation dans laquelle nous plongent les high tech, l’auteur de science-fiction Alain Damasio souhaite faire l’apologie des low-tech en tant que technologies qui accroissent l’autonomie personnelle: « On a besoin de technologies qui soient résilientes, robustes, réparables, hackables, bricolables, et surtout appropriables, c’est-à-dire qu’on puisse reprendre le contrôle sur les technologies avec lesquelles on vit. »
Finalement, l’intérêt des basses technologies c’est aussi qu’elles portent en elles un projet de transformation culturelle. En étant facilement appropriables par le plus grand nombre, elles redonnent le pouvoir aux citoyens, en favorisant le partage de savoirs et de savoir-faire, elles augmentent la coopération et soutiennent la résilience de nos communautés.
Paradoxalement, l’évolution des solutions technologiques censées aider la nature devient une menace à l’évolution des espèces. Veut-on vraiment assister à une ère post-darwinienne où la sélection naturelle met en compétition la technologie et le vivant?
Des changements profonds dans notre système économique et notre système de valeurs sont nécessaires pour lutter efficacement contre l’effondrement de la biodiversité.
À quelques semaines de la COP16 sur la biodiversité, la SNAP Québec souhaite nourrir le dialogue initié lors de la précédente COP avec l’Appel de Montréal et explore des pistes de solution pour opérer ces changements transformateurs.