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27 mars, 2025
Pourquoi l’empreinte climatique de l’industrie forestière est-elle pire que celle des transports?

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Nicolas Mainville
Directeur conservation et climat à la SNAP Québec

La science est claire : couper la forêt accélère la crise climatique, car l’industrie force le relâchement d’immenses quantités de carbone vers l’atmosphère qui, si la forêt était restée debout, auraient continuées à être stockées dans les arbres et les sols pendant plusieurs années, voir même des siècles1. Sans l’intervention humaine, les arbres debout auraient continué leur croissance et augmenté les stocks totaux de carbone de la forêt jusqu’à ce qu’une partie de ce carbone soit libéré par une perturbation naturelle et que le cycle reprenne2.

Or, l’industrie forestière libère d’importantes quantités de carbone vers l’atmosphère via trois voies principales :

  1. Perturbation de la forêt : la construction de chemins forestiers, le retrait des arbres ou la compaction des sols par la machinerie causent tous, à différents degrés, la libération d’importantes quantités de carbone vers l’atmosphère, et ce, pendant plusieurs années après la coupe forestière3;
  2. Fabrication des produits forestiers : le transport, la transformation, l’usinage et la distribution des produits à travers le Québec, le Canada ou les États-Unis libère aussi des GES, mais en quantité moindre;
  3. Fin de vie des produits forestiers : les produits comme le papier, les panneaux ou le bois de construction ont une durée de vie limitée et finiront au dépotoir ou à l’incinérateur, relibérant le carbone temporairement stocké, parfois même sous forme de méthane, un gaz à effet de serre 25 fois plus puissant que le CO24. Pour les pâtes et papier, la demi-vie est estimée à 2 ans. En 2023, 67% des émissions provenant des produits forestiers en fin de vie étaient liées à des produits de courte durée comme les pâtes et papier.

Si la science est claire sur ces différentes contributions du secteur forestier à l’ajout de CO2 dans l’atmosphère, on doit se tourner vers l’Inventaire national des émissions de gaz à effet de serre du gouvernement canadien pour connaître l’ampleur des émissions du secteur. Lorsque l’on tient compte de l’ensemble du cycle de vie des produits forestiers extraits de la forêt, on constate que l’industrie forestière a un bilan climatique peu reluisant.


Une empreinte climatique pire que les transports

Chaque année au Canada, près de 700 000 hectares de forêt sont coupées5, soit l’équivalent de plus de 3 500 terrains de football par jour. Qui plus est, 85% de ces hectares sont des coupes à blanc6. Cette empreinte colossale de l’industrie forestière sur les forêts a un impact significatif sur le climat. Dans sa toute dernière publication, l’Inventaire canadien des gaz à effet de serre démontre que les émissions des coupes forestières et les émissions provenant des produits forestiers en fin de vie ont ajouté à l’atmosphère plus de 141 millions de tonnes de CO2eq en 20237, soit plus de carbone que tous les transports routiers, aériens, maritimes et ferroviaires du pays pour la même année (140 millions de tonnes de CO2eq )8. C’est également plus de cinq fois l’empreinte climatique du parc automobile du Canada qui est chiffrée à 25 millions de tonnes de CO2eq en 2023.

Depuis 1990, l’industrie a exploitée plus de 30 000 000 hectares de forêt9, les transformant en source nette de GES pendant plusieurs années, et libérant selon le récent inventaire plus de 6930 MtCO2eq. Ces forêts perturbées par l’industrie auraient pu continuer de séquestrer du carbone pendant des décennies. Les données publiées par Environnement Canada le 21 mars dernier mettent donc en relief un bilan climatique peu reluisant pour l’industrie forestière. Malgré ces constats, le secteur forestier ne figure toujours pas officiellement au total des émissions du pays.

Effectivement, l’industrie forestière n’a toujours pas de compte à rendre quant à l’impact climatique qu’elle cause en perturbant les écosystèmes, en empêchant les arbres de poursuivre leur rôle de puits de carbone ou en entraînant la libération d’immenses quantités de carbone lors de la décomposition des produits forestiers. Pire encore, l’Inventaire continue d’offrir une forme d’immunité à l’industrie forestière en incluant un biais méthodologique qui atténue fortement les émissions du secteur.


Une distorsion méthodologique qui cache la réelle empreinte de l’industrie forestière

L’année 2023 aura été catastrophique en termes d’émissions en raison des feux de forêt exceptionnels à travers le pays. À eux seuls, les feux de 2023 auront émis plus de 1 033 millions de tonnes de CO2eq, soit plus que tous les autres secteurs économiques de 2023 combinés. En revanche, bien qu’il les mesure, le Canada ne déclare pas ses émissions provenant de perturbations naturelles. Or selon la littérature scientifique, l’humain joue un rôle de plus en plus important dans la fréquence et l’intensité des feux de forêts10. Fait à retenir, les forêts récemment coupées par l’industrie sont beaucoup plus vulnérables aux feux de forêt et ont un risque beaucoup plus élevé de ne pas être capables de se régénérer adéquatement11. Dire que ces émissions sont « hors de notre contrôle » apparaît donc malhonnête, voire irresponsable.

Le Canada continue tout de même d’exclure de son inventaire les émissions provenant des perturbations naturelles. Cependant, encore cette année et malgré les nombreuses critiques12, le Canada inclue dans ses calculs du secteur forestier les absorptions de carbone des forêts matures issues de perturbations naturelles, comme la repousse des arbres après les feux. Ces forêts, répartie à travers le pays et qui n’ont pas été impactées directement par l’activité humaine, poussent et absorbent du carbone de façon naturelle. D’un côté, on ferme les yeux sur d’immenses émissions naturelles, par exemple celle causées par les feux, et de l’autre côté, on décide d’inclure les bénéfices que la nature offre en captant le carbone suite à ces perturbations.

En incluant les absorptions naturelles et en excluant les émissions naturelles, la méthode de calcul cause une distorsion qui atténue l’empreinte climatique de l’industrie forestière en soustrayant plus de 122 millions de tonnes de CO2eq à son bilan. Ainsi dans son inventaire, le Canada déclare 19 millions de tonnes de CO2eq plutôt que 141 millions de tonnes pour ce secteur, soit 7 fois moins que la réelle empreinte. Ce camouflage des données offre une sorte d’immunité climatique à une des industries les plus dommageables pour le climat au pays. Les émissions de GES du secteur forestier, en 2023, seraient 55 fois plus élevées si l’on incluait autant les absorptions que les émissions des perturbations naturelles.


Il est temps que ça change

L’utilisation du bois pour remplacer des matériaux énergivores comme le béton et l’acier peut contribuer à la lutte aux changements climatiques. L’industrie offre certains produits qui peuvent effectivement faire partie de la solution. Mais afin de connaître leur réel bénéfice, il est essentiel de mesurer leur empreinte climatique sur l’ensemble de leur cycle de vie, en incluant le vrai coût climatique d’un arbre coupé. C’est là que les choix les plus judicieux pourront être pris.

Pendant des décennies, le secteur forestier a joui de cette immunité climatique, ce qui semble avoir freiné un virage vers de meilleurs pratiques en forêt. Pourtant, des solutions existent. L’industrie devrait prendre note des recommandations du monde de la recherche qui démontre par exemple les bienfaits de la conservation des massifs de veilles forêts, des coupes partielles qui laissent plus d’arbres sur pied, des périodes de récoltes plus espacées dans le temps et ceux de la protection des sols forestiers.

Alors que plusieurs politiques publiques de luttes aux changements climatiques ciblent avec raison l’automobile à essence, il est insensé de ne pas prévoir dans nos stratégies l’atténuation du secteur forestier dont l’empreinte climatique est plus de cinq fois celle de tout le parc automobile du pays. La nature est notre meilleure alliée, il faut rapidement apprendre à collaborer avec elle. Il est temps que le secteur forestier reconnaisse son rôle dans la crise climatique et modifie ses pratiques afin de diminuer son empreinte sur le climat et les écosystèmes forestiers.

Le rapport d’inventaire est disponible ici.

Faits saillants de l’inventaire

Le nouvel inventaire des GES 1990-2023 du Canada montre que les forêts perturbées par l’industrie forestière sont une source majeure de carbone vers l’atmosphère avec plus de 15 MtCO2eq libérées en 2023;

Bien que les superficies coupées annuellement oscillent autour de 700 000 hectares depuis plusieurs années, on observe une diminution des émissions nettes provenant des forêts perturbées par l’industrie principalement dû à la régénération et au captage de carbone des forêts coupées à la fin du siècle passé;  

En 2023, les stocks de carbone contenus dans les produits forestiers en utilisation ont augmenté de 5,1 MtCO2eq, alors que les produits forestiers canadiens en fin de vie ont libéré plus de 126 millions de tonnes de CO2eq vers l’atmosphère;

2023 a été une année exceptionnelle quant à la superficie et aux émissions dues aux feux de forêt avec plus de 1033 MtCO2eq libérées dans l’atmosphère;

Plus de 17 MtCO2eq ont été libérées dans l’atmosphère en 2023 dû à la conversion de forêts par les terres agricoles, les chemins forestiers, l’étalement urbain ou les activités minières et pétrolière à travers le pays.


1 Ameray, A., Bergeron, Y., Valeria, O., Montoro Girona, M. and Cavard, X., 2021. Forest carbon management: A review of silvicultural practices and management strategies across boreal, temperate and tropical forests. Current Forestry Reports, pp.1-22.

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2 Luyssaert, S., Schulze, E.D., Börner, A., Knohl, A., Hessenmöller, D., Law, B.E., Ciais, P. and Grace, J., 2008. Old-growth forests as global carbon sinks. Nature, 455(7210), pp.213-215.

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3Ameray, A., Bergeron, Y., Valeria, O. et al. Forest Carbon Management: a Review of Silvicultural Practices and Management Strategies Across Boreal, Temperate and Tropical Forests. Curr Forestry Rep 7, 245–266 (2021). https://doi.org/10.1007/s40725-021-00151-w

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4 Moreau, L., Thiffault, E. and Beauregard, R., 2023. Assessing the effects of different harvesting practices on the forestry sector’s climate benefits potential: A stand level theoretical study in an eastern Canadian boreal forest. Forests, 14(6), p.1109.

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5 Conseil canadien des Ministres des forêts (2023). Consulté le 26 mars 2025 sur le site Base de données nationale sur les forêts, section « Récolte ». ﷟HYPERLINK « http://nfdp.ccfm.org/fr/data/harvest.php »http://nfdp.ccfm.org/fr/data/harvest.php

6  Rapport annuel 2023. L’État des forêts au Canada. Consulté sur le site de Ressources naturelles Canada le 27 mars 2025.  https://ressources-naturelles.canada.ca/sites/nrcan/files/forest/sof2023/NRCAN_SofForest_Annual_2023_FR_Vf(1).pdf

7 Compilation des flux de carbone en forêt aménagée (émissions et absorptions après la coupe) et des émissions des produits forestiers en fin de vie. Ce total exclus les émissions des perturbations naturelles et les absorptions des forêts qui n’ont pas été perturbées par l’activité humaine. Voir Tableau 6-5, Figure 6-3 et Tableau 2-11 de l’inventaire des données sous-jacentes de l’inventaire ici https://data-donnees.az.ec.gc.ca/data/substances/monitor/canada-s-official-greenhouse-gas-inventory/E-ATCATF?lang=fr

8 Selon le même inventaire, la somme des transports routiers, aériens, maritimes et ferroviaire pour 2023 est d’environ 140 Mt CO2eq. Voir Tableau S-1 de la page 8 de l’inventaire.

9 Conseil canadien des Ministres des forêts (2023). Consulté le 26 mars 2025 sur le site Base de données nationale sur les forêts, section « Récolte ». http://nfdp.ccfm.org/fr/data/harvest.php

10 Boulanger, Y., Arseneault, D., Bélisle, A.C., Bergeron, Y., Boucher, J., Boucher, Y., Danneyrolles, V., Erni, S., Gachon, P., Girardin, M.P. and Grant, E., 2024. La saison des feux de forêt 2023 au Québec: un aperçu des conditions extrêmes, des impacts, des leçons apprises et des considérations pour l’avenir. Canadian Journal of Forest Research, 55, pp.1-23.

11 Jetté, Jean-Pierre & Leduc, Alain & Gauthier, Sylvie & Bergeron, Yves. (2024). Adaptation de l’aménagement forestier face aux incendies forestiers – Quelques options à explorer pour la forêt boréale. The Forestry Chronicle. 1-8. 10.5558/tfc2024-021.

12 Bysouth, D., Boan, J.J., Malcolm, J.R. and Taylor, A.R., 2024. High emissions or carbon neutral? Inclusion of “anthropogenic” forest sinks leads to underreporting of forestry emissions. Frontiers in Forests and Global Change, 6, p.1297301.