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27 novembre, 2024
Après la COP16: les échos de la société civile colombienne

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La COP16 qui a eu lieu à Cali en Colombie en octobre dernier a mis en vedette la biodiversité et les communautés qui la protègent, et nous a permis de bâtir des ponts avec la société civile colombienne. Dans le sillage de cet évènement, la SNAP Québec donne la parole à Silvano Caicedo, Arturo Escobar et Margarita Flórez afin de donner un écho aux préoccupations mais aussi aux initiatives inspirantes qui émanent des communautés locales, associations et chercheurs colombiens.

La longue lutte de la communauté afrodescendante d’Anchicayá pour réparer leur rivière

Silvano Caicedo
Membre de la communauté d’Anchicayá (©Click Digital/ASF Canada)

En juin 2001, l’entreprise espagnole Unión Fenosa Distribución a opéré un déversement de plus de 500 000 mètres cubes de sédiments dans la rivière Anchicaya, bouleversant le cours de la rivière et causant des dommages irréparables aux habitants qui vivent en aval de la centrale hydroélectrique Bajo Anchicaya et qui dépendent de cette rivière pour leur subsistance, leur identité et leur culture.

Silvano Caicedo, un membre de la communauté noire d’Anchicayá dans la vallée du Cauca, nous a livré un témoignage déchirant lors de la COP16 sur la situation que traverse sa communauté depuis la destruction de la rivière Anchicayá.

La rivière, souligne Silvano, est bien plus qu’une simple ressource. Elle est la vie même de la communauté, une entité sacrée qui existe depuis des temps ancestraux, et sa mort est comparable à la perte d’un être cher. Le déversement n’a pas seulement détruit la rivière, mais aussi les traditions, les modes de vie et le bien-être de la communauté, laissant les habitants plongés dans la pauvreté et le désespoir.

« La rivière est comme le père, la mère qui nous donne la vie », dit Silvano. « Ils ont tué la rivière, et avec elle, ils nous ont tués nous. »

Germán Ospina, l’avocat représentant la communauté, nous a relaté le litige qui dure depuis 23 ans devant les tribunaux colombiens, marqué par trois jugements emblématiques dans le cadre d’actions collectives. Le dernier de ces jugements a été favorable à la communauté et en 2021, le Conseil d’État a condamné à la fois l’entreprise responsable et l’État pour les dommages causés. Cependant, malgré ce jugement favorable, le processus de réparation reste incertain.

Le bureau de l’ombudsman, chargée de distribuer l’argent à la communauté, a retardé les paiements. Seules 50 à 70 personnes ont reçu une compensation, tandis que plus de 4 000 personnes attendent toujours que justice leur soit rendue. De plus, des recours ont été déposés contre une décision du bureau qui cherche à verser une somme inférieure aux demandeurs, ce qui a provoqué une grande indignation au sein de la communauté.

Germán souligne que l’État colombien continue de ne pas respecter les normes internationales en matière de vérité, de justice, de réparation intégrale et de garantie de non-répétition, et la communauté continue de faire face à la violence de groupes armés qui exercent des pressions pour accéder à une partie des indemnités.

L’avocat rappelle que l’affaire est aussi ouverte devant la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme depuis 2006, et qu’elle est depuis 2018 à l’étape de fond, en attente d’une décision définitive.

La situation d’Anchicayá n’est pas seulement un problème local, mais un enjeu mondial. Avec son témoignage, Silvano ne dénonce pas seulement la tragédie de sa communauté, mais lance également un appel à l’humanité pour que soit reconnue la dignité et les droits des communautés afrodescendantes qui ont été historiquement invisibilisées et exploitées. La défense de la rivière est, en fin de compte, une lutte pour la justice, la mémoire et la réparation intégrale des préjudices subis.

La destruction de la rivière Anchicayá met en lumière l’importance des territoires pour l’identité et le bien-être des peuples afrodescendants. Ce lien avec la Terre, comme l’exprime Silvano, est directement lié à la vision du buen vivir proposée par l’anthropologue Arturo Escobar.

Le buen vivir comme chemin possible de transition

Arturo Escobar
Anthropologue colombien

Comment se font les transitions? Comment atteindre un changement systémique? Il n’y a pas un seul chemin ni un seul point de départ, ces derniers sont multiples. Comme le disait Rumi, le grand poète soufi du XIVe siècle : « À mesure que tu commences à marcher sur le chemin, le chemin apparaît. » 

Le principe de l’interdépendance (ubuntu) nous enseigne que tout existe parce que tout le reste existe, que le fondement de la vie est cette relation profonde, et non la séparation entre l’humain et la nature, l’esprit et le corps, les « civilisés » et les « barbares », comme on nous l’a enseigné. Le plurivers se réfère à l’idée que les transitions doivent aller vers un monde où de nombreux mondes peuvent coexister, et non seulement le monde unique du capitalisme global. Et si le fondement de la vie est l’interdépendance, on en conclut que la seule éthique possible pour la vie et l’action, y compris pour les acteurs économiques et l’État, est de prendre soin des complexes réseaux de relations qui constituent la vie. 

Le buen vivir est une invitation à opérer une transition. Il repose sur les cosmovisions et pratiques des peuples autochtones des Andes, et a évolué avec les contributions des écologistes et des féministes. Il existe de nombreuses visions du buen vivir parmi les peuples autochtones eux-mêmes, c’est pourquoi nous devons parler de buenos vivires. Il faut réfléchir à ce à quoi ressemblerait le buen vivir en Europe et dans d’autres parties du Nord global. Les peuples afrodescendants nous parlent du vivir sabroso (vie joyeuse). 

Le buen vivir émerge des luttes des peuples ethniques pour la défense collective de modes de vie et de pratiques non anthropocentriques, basés sur l’interdépendance, l’ubuntu (Je suis parce que nous sommes). Le buen vivir incarne une vision de la vie qui ne se concentre pas sur la croissance économique ni sur le mal nommé “développement”, mais qui cherche à intégrer dans tout ce que nous faisons une vision globale de la vie : le matériel, le culturel, l’environnemental, le spirituel et le sacré. Ainsi, transitioner vers le buen vivir implique avant tout la récupération du lien avec la Terre. Pour de nombreux peuples autochtones et afrodescendants, les humains sont inséparables du territoire, ils co-émergent avec toute l’intrication de la vie, de sorte que le buen vivir implique inéluctablement la récupération du territoire. 

Comme le disaient les femmes de la célèbre « Marche des Turbans » en 2014, menée par la vice-présidente de la Colombie Francia Márquez, pour dénoncer les menaces sur le territoire ancestral des communautés noires du nord du Cauca : « Le territoire est la vie et la vie ne se vend pas, elle s’aime et se défend. » Créer des sociétés du buen vivir implique également la relocalisation de nombreuses activités, comme la production alimentaire (d’où l’importance de la souveraineté alimentaire et des autonomies locales) et la re-communalisation de la vie sociale, car la globalisation capitaliste est une guerre contre tout ce qui est communal et collectif, redéfinissant l’humain comme un individu consumériste séparé de la Terre. 

Enfin, le buen vivir conjugue les deux dimensions de la paix avec la nature : l’action humaine sans détruire la nature (la paix envers la nature, qui suppose encore la séparation entre l’humain et la nature) et l’action humaine repensée à partir de la nature, c’est-à-dire en assumant que nous sommes des êtres vivants habitant une Terre et un cosmos vivants. C’est à cela que nous appellent la Terre et les peuples de la Terre : nous repenser comme nature, Terre, et inséparables d’elle. 

La réflexion sur le buen vivir proposée par Arturo Escobar invite à une transition vers un monde plus juste et interconnecté, où l’humain et la nature coexistent de manière harmonieuse. La COP16, comme le souligne Margarita Flórez, devient un espace où ces principes se concrétisent, avec des avancées concrètes en matière de justice sociale et environnementale, notamment en reconnaissant le rôle crucial des peuples autochtones et des communautés afrodescendantes dans la préservation de la biodiversité. 

Perspectives d’espoir à l’issue de la COP16

Margarita Flórez
Directrice de l’association Ambiente y Sociedad

De l’extérieur, on se souviendra de la COP16 comme d’un événement ayant intégré des perspectives politiques variées et rassemblé un grand nombre de personnes autour d’un sujet qui n’avait pas suscité un grand intérêt de la part de la société civile jusqu’à présent. L’idée d’avoir un double programme de négociations et d’événements sur les mêmes sujets mais dans un environnement ouvert à la participation du public lui a donné une dimension particulière. La COP16 a permis de mettre la conservation et la gestion durable de la biodiversité au premier plan, en rendant ces sujets accessibles au grand public, qui a ainsi trouvé un regain d’intérêt pour comprendre dans quelle mesure c’est une question qui concerne tout le monde et pas seulement le milieu académique et politique. Je ferai référence ici à deux sujets qui, dans les accords finaux, présentent des perspectives encourageantes s’ils se concrétisent dans un avenir proche. 

D’abord, on peut souligner les progrès concernant le mécanisme de partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation de l’information numérique sur les séquences de ressources génétiques. La COP16 a permis de trouver un accord sur les modalités de mise en œuvre de ce mécanisme et de créer un fonds mondial dédié. Cela constitue une reconnaissance, quoique tardive, de la valeur des ressources stockées dans les banques génétiques auxquelles les industries alimentaires et pharmaceutiques accèdent et qu’elles utilisent dans leurs produits. En effet, jusqu’à maintenant, les pays dans lesquels ces ressources étaient extraites ne recevaient aucun bénéfice découlant de leur utilisation. Beaucoup de temps aura passé avant que ces bénéfices ne soient perçus et que des contributions volontaires à ce mécanisme soient convenues, mais cela constitue, après trois décennies, un progrès pour la mise en œuvre de l’un des objectifs historiques de la Convention sur la diversité biologique. 

L’autre question à laquelle nous avons été très attentifs est celui des communautés locales, qui ont souvent été regroupées en une seule entité. Cela a entrainé l’invisibilisation de milliers de peuples et de communautés qui contribuent à la conservation et au maintien d’écosystèmes riches en biodiversité. C’est le cas des peuples noirs, amenés de force en Amérique et qui, depuis leur arrivée, ont vécu ou se sont repliés, comme ce fut le cas en Colombie, dans des régions de forêt tropicale humide, contribuant ainsi à sa préservation, son enrichissement et sa gestion. 

Inviter les gouvernements à reconnaître la contribution des communautés locales et à leur accorder un statut particulier rend non seulement leur rôle visible, mais ouvre également la voie à l’intégration de cette reconnaissance dans les lois nationales, permettant ainsi de reconnaître leur rôle pour la biodiversité. Depuis plus de 30 ans, la Colombie reconnaît qu’elle est un pays multiculturel et que les peuples noirs constituent une partie essentielle de cette diversité. En particulier dans le Chocó biogéographique, leur principal lieu d’habitation, où ces peuples ont joué un rôle fondamental dans la conservation et l’enrichissement de la nature, tout en maintenant vivante une culture millénaire dans un environnement qui, bien qu’imposé, est devenu une partie essentielle de leur identité. 

Ces deux réalisations sont une réussite de cette COP16, avec l’atmosphère d’ouverture qui a permis la sensibilisation de nombreux visiteurs et habitants, parfois éloignés de sujets devenus inaccessibles, mais qui peuvent désormais les considérer comme proches.